A.3. La conversion de Saul (suite)

Lecture spirituelle


 

Saul l’avorton

Après eux tous, il m’est apparu à moi aussi, comme à l’avorton (1Co 15,8).

20 ans après sa conversion, c’est par ce mot très fort que Paul parle de lui-même avant sa rencontre du Christ. N’imaginons pas un mot utilisé à la légère par effet oratoire ou pour se déprécier devant les Corinthiens dans un mouvement de fausse humilité. Les mots de St Paul sont toujours lourds de sens.

L’avorton est un être humain qui est mort, ou que l’on a fait mourir, avant même sa naissance.

Paul exprime ainsi clairement que dans la vie d’avant le Christ, il n’est né que pour mener la vie d’un mort. Sa façon de vivre, malgré tout son zèle pour Dieu (Ac 22,3) est un avortement, une mise à mort de sa personne.

Écoutons la relecture que Paul fait lui-même, dans ses lettres, ou à travers saint Luc, de cette période de sa vie.

« Moi, j’étais auparavant blasphémateur, persécuteur, insolent » (1Tm 1,12), « le premier des pécheurs » (1Tm 1,15). « J’ai persécuté à mort cette Voie, chargeant de liens et jetant en prison hommes et femmes » (Ac 22,3).

St Luc a une formule choc pour décrire Saul de Tarse, déchaîné contre les chrétiens, après le martyre d’Etienne : « Saul respirait menace et meurtre envers les disciples du Seigneur » (Ac 9,1).

Création de l’homme Mosaïque de Monreale

Création de l’homme
Mosaïque de Monreale

La respiration est ce qui fait vivre. Ici, c’est le meurtre qui est la respiration de Saul. Dieu avait insufflé un souffle de vie pour que l’homme soit un être vivant (Gn 2,7). Il est remplacé, chez Saul, par un souffle de mort qui fait de lui un avorton, un être pour la mort.

Caïn tuant Abel Triptyque de l’Agneau mystique Van Eyck

Caïn tuant Abel
Triptyque de l’Agneau mystique
Van Eyck

Le meurtre est un péché condamné par la Loi (Ex 20,13), comme Saul l’a sans doute approfondi aux pieds de Gamaliel. Il est aussi l’acte mauvais amenant la première occurrence du mot « péché » dans la Bible : « Si tu n’agis pas bien, le péché n’est-il point tapi à ta porte ? » (Gn 4,7) Ce qui est la respiration de Saul, c’est le sommet et l’aboutissement du péché, que ce soit sous la Loi ou hors de la Loi.

On comprend mieux, du coup, le long développement de l’épître aux Romains. Tous les hommes sont pécheurs, qu’ils soient sujets de la Loi ou non. « Par un seul homme, le péché est entré dans le monde et par le péché, la mort, et ainsi la mort est passée à tous les hommes parce que tous les hommes ont péché » (Rm 5,12). Paul peut donner aux chrétiens de Rome un enseignement universel car il en a expérimenté la vérité dans sa propre vie. « Le péché a pris vie, et moi, je suis mort » (Rm 7,9-10), il « m’a tué » (Rm 7,11).

« La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant » s’écriera St Irénée. La gloire de Dieu sera de faire de cet avorton, « être pour la mort », non seulement une « nouvelle création, un être nouveau » (1Co 5,17), menant « une vie nouvelle » (Rm 6,4), dans le Christ (Col 3,4), mais de surcroît un « être pour la vie », communiquant Dieu, engendrant à la vie nouvelle, comme habité par les sentiments et la puissance vitale de Dieu. Saul va devenir Paul.

Cet engendrement commence sur une route, à quelques kilomètres de Damas, en pleine lumière de midi.

 

La conversion de Paul sur le chemin de Damas

La présence, dans le même livre des Actes des Apôtres, de trois récits différents de la conversion de Paul en fait un événement majeur, non seulement de sa vie, mais de celle de toute l’Église. Il vaut la peine de s’y arrêter, pour y percevoir en germe toute l’œuvre de vie que Dieu va déployer par la suite. Attachons-nous au premier récit.

Soudain resplendit autour de lui une lumière venant du ciel (Ac 9,3)
La rencontre du Christ – Fra Angelico

La rencontre du Christ – Fra Angelico

  • Ce mot, « soudain », qui revient dans le 2e récit (Ac 22,6), manifeste l’irruption de Dieu dans la vie de Saul d’une façon imprévisible et imparable. « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20).
  • Paul parle d’une lumière venant du ciel. Le soleil est dans tout son éclat, et pourtant, d’après le témoignage de Paul lui-même, cette lumière brille plus que le soleil (Ac 26,13).
  • Cette expérience d’illumination reviendra comme en écho plusieurs années plus tard lorsque Paul citera, peut-être, une des premières hymnes chrétiennes : « Relève-toi, ô toi qui dors, et ressuscite d’entre les morts, et sur toi luira le Christ » (Ep 5,14). Ou encore : « Ce Dieu qui a dit : Que du sein des ténèbres brille la lumière, est celui qui a brillé en nos cœurs » (2 Co 4,6). Nul doute que ces expressions fortes témoignent de ce resplendissement initial.
« Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? – Qui es-tu Seigneur ? – Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9,4-5)
  • (gravure de Gustave Doré)

    Saul tombe à terre, comme les soldats venant arrêter Jésus lorsque celui-ci répond à leur question par le fameux « Je Suis » (Jn 18,5). Devant la manifestation de la divinité, l’ennemi de Dieu manifeste, par sa chute, qu’il est déjà mort.

  • Le Christ montre à Saul son péché : les persécutions qu’il mène depuis le meurtre d’Étienne, les disciples de Jésus jetés en prison, battus (Ac 22,19), les sévices dont Saul use contre eux, les forçant à blasphémer (Ac 26,11). Or ces hommes et ces femmes que Saul poursuit jusque dans les villes étrangères, c’est Jésus. Dans cette révélation se trouve en germe toute la théologie de Paul sur l’Église, corps du Christ, dont les chrétiens sont les membres.
« Saul se leva de terre (littéralement : « Saul fut relevé de la terre »), et bien qu’il eut les yeux ouverts, il ne voyait rien. C’est en le conduisant par la main qu’on le fit entrer à Damas. Et il fut trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but » (Ac 9,8-9).
La conversion de Paul – Icône

La conversion de Paul – Icône

  • Saul fut relevé de la terre. C’est l’expression même de la Résurrection. La puissance de vie que le Père a déployé, dans l’Esprit, pour relever le Christ d’entre les morts, est la même qui commence l’engendrement du futur Saint Paul.
  • Pourtant, au plein midi, illuminé par la lumière venant du ciel, Saul est plongé dans les ténèbres. Cette puissance de la Résurrection révèle l’état de mort de Saul au moment où elle l’en arrache. Il reste 3 jours dans les ténèbres, sans manger ni boire, comme le Christ est resté, mort, dans le sein de la terre.
  • Saul est conduit par la main. Il apprend, dans sa chair rendue faible, ce qu’il va vivre le reste de sa vie : être conduit par un autre, l’Esprit Saint (Ac 16,6-8), à la suite du Christ. Par cette dépendance, lui qui est aveugle, et à travers l’intervention d’Ananie, il fait aussi l’expérience qu’on ne se donne pas la vie à soi-même : on la reçoit d’autres membres de l’Église, qui deviennent médiation de la vie, médiation de la paternité de Dieu.

 

Ananie rend la vue à Saul

Ananie rend la vue à Saul

« Ananie s’en alla, entra dans la maison et, posant sur lui les mains, il dit : Saoul, mon frère, c’est le Seigneur qui m’a envoyé – Jésus qui t’est apparu sur le chemin par où tu venais – afin que tu recouvres la vue et sois rempli d’Esprit Saint. Et aussitôt tombèrent de ses yeux comme des écailles, et il recouvra la vue. Et, se levant, il fut baptisé ; et quand il eut pris de la nourriture, les forces lui revinrent. » (Ac 9,17-19) 
  • « Saul, mon frère ». Alors qu’il était persécuteur notoire des chrétiens, Saul reçoit d’un chrétien l’appellation de « frère », comme une grâce. Il naît à une famille nouvelle.
  • L’imposition des mains, geste biblique remontant à la plus haute antiquité, manifeste l’adoption filiale et la transmission du Don de Dieu. Par ce geste, associé au baptême, Saul devient le fils du Père, comblé de l’Esprit Saint, mort et ressuscité avec le Christ.
    Le baptême de Saul

    Le baptême de Saul

  • « Sois rempli d’Esprit Saint ». Saul va faire l’expérience dont il ne cessera de témoigner : celui qu’il reçoit constitue « les arrhes de notre héritage » (Ep 1,14) « qui témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu […], qui nous fait nous écrier ‘Abba, Père’ » (Rm 8,15-16), qui répand ses dons pour la construction du corps du Christ.
  • Par les écailles qui tombent, Saul fait encore corporellement une expérience qui va le marquer : « il faut se dépouiller du vieil homme […] et revêtir l’homme nouveau créé selon Dieu » (Ep 4,22.24). Ce retour à la vue manifeste l’entrée dans la lumière de la vie nouvelle, ce dont il n’était pas capable sur le chemin, avant ces trois jours « de Pâques » qu’il vient de vivre.
  • Le baptême et un repas qui peut évoquer l’eucharistie viennent achever ce récit de conversion. « Et les forces lui revinrent ».

Pour conclure, un petit commentaire spirituel du Pape François : « Moi, pécheur, je rencontre Jésus Christ, et cette rencontre bouleverse la vie ! »

Au cœur de la conversion, une vocation

Arrêtons-nous à ce qui est propre aux 2e et 3e récits de la conversion de Saul. Les nouveautés qu’ils introduisent précisent la vocation de Saul. Celle-ci émerge de sa conversion.

  1. « Relève-toi et tiens-toi sur tes pieds » (Ac 26,16).
  2. « Je te destine à être serviteur et témoin des choses pour lesquelles tu m’as vues et de celles pour lesquelles je t’apparaîtrai » (Ac 26, 16).
  3. « Je t’arracherai au peuple et aux nations vers qui je t’envoie » (Ac 26,17).
  4. « Pour leur ouvrir les yeux, afin qu’ils se détournent des ténèbres vers la lumière et du pouvoir de Satan vers Dieu » (Ac 26,18).
  5. « Et qu’ils reçoivent par la foi en moi la rémission des péchés et un lot parmi les sanctifiés » (Ac 26,18).
  6. « Le Dieu de nos pères t’a destiné à connaître sa volonté, à voir le Juste et à entendre une voix sortie de sa bouche » (Ac 22, 14).

 

Regardons de plus près ces 6 formules, qui ne sont pas anodines. On y retrouve des citations éloquentes de l’Ancien Testament.

  • La 1e formule est une citation de la vocation d’Ézéchiel (Ez 2,1 : Il me dit : « Fils d’homme, tiens-toi debout, je vais te parler. »)
  • La 3e Formule provient de la vocation de Jérémie (Jr 1,7-8 : « Vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras, et tout ce que je t’ordonnerai, tu le diras. N’aie aucune crainte en leur présence car je suis avec toi pour te délivrer »).
Le prophète Jérémie Synagogue de Doura-Europos

Le prophète Jérémie
Synagogue de Doura-Europos

Ces deux prophètes sont comme les pères du judaïsme d’après l’exil à Babylone. Ils ont préparé et accompagné le retour d’Israël à Dieu à travers l’épreuve de la reconnaissance de son péché. St Luc situe donc Paul dans leur ligne prophétique. En filigrane, on peut voir se dessiner en Paul une paternité envers le peuple nouveau, peuple pascal qui a suivi le Christ dans sa mort et sa résurrection.

  • Dans la 4e formule, on trouve des éléments du 1e des quatre « chants du Serviteur» (Is 42,6-7 : « J’ai fait de toi la lumière des nations, pour ouvrir les yeux des aveugles, pour extraire du cachot le prisonnier, et de la prison ceux qui habitent les ténèbres. »)

Or ces quatre poèmes ont reçu, dès le début de l’Église, une interprétation christologique (Ac 8,32-35), ce que ni Paul, ni Luc, ne pouvaient ignorer. La vocation de Paul est donc placée clairement dans le prolongement de la mission du Christ-Serviteur, celui qui doit souffrir et offrir sa vie. « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20,21).

Le Dévot-Christ – Perpignan

Le Dévot-Christ – Perpignan

  • Les 2e et 6e formules contiennent toutes deux le verbe « destiner », manifestant une élection de Dieu pour une vocation particulière, ce qui est confirmé par les paroles du Christ à Ananie : « Cet homme m’est un instrument de choix pour porter mon Nom devant les nations, et les rois et les fils d’Israël » (Ac 9,15). Même l’envoi à la suite du « Serviteur de Dieu » se trouve confirmé : « Je lui montrerai tout ce qu’il doit souffrir pour Nom » (Ac 9,16).
  • La 5e formule souligne le cœur de la mission confiée à Paul : la rémission des péchés et la sanctification par la foi dans le Christ. Paul, qui a vécu dans sa conversion un chemin pascal, va inviter ceux qu’il rencontrera à ce même passage de la mort à la vie en Christ.
  • Enfin, de l’ensemble de ces citations, on peut résumer l’envoi de Paul : témoin de Jésus Christ auprès des Juifs, des Nations, et de tous les hommes. Plus tard, au cours de son 1e voyage missionnaire, Paul parlera de sa vocation (en associant Barnabé) en citant encore le 2e chant du Serviteur: « Je t’ai établi lumière des nations, pour que tu deviennes le salut jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 13,47 – Is 49,6). La dimension universelle de cette mission donne une place unique à l’Apôtre, dans toute l’histoire de l’Église. Et de fait, depuis 2000 ans, St Paul continue d’être témoin du Christ devant tous les hommes.
La vocation de Paul d’après ses écrits

Sortons du livre des Actes pour écouter le témoignage direct de Paul.

  • À la fin de sa vie, il définit sa vocation à Timothée, son fils spirituel en écrivant : « J’ai été établi héraut, apôtre, docteur des nations » (1 Tim 2,7)
  • Auparavant, dans l’épître aux Galates, il se place lui aussi dans la ligne de Jérémie et du Serviteur: « Mais lorsqu’il a plu à celui qui m’avait mis à part dès le ventre de ma mère et appelé par sa grâce, de révéler son Fils en moi pour que je l’annonce parmi les nations … » (Gal 1,15-16) inspiré de Jérémie et Isaïe :
    • Jr 1,5 : « Avant même de te former au ventre maternel, je t’ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré ; comme prophète des nations, je t’ai établi. »
    • Is 49,1 : « Le Seigneur m’a appelé dès le sein maternel, dès les entrailles de ma mère il a prononcé mon nom. »
  • Ailleurs, Paul se voit « collaborateur de Dieu » (1 Co 3,6), « auxiliaire de Christ et intendant des mystères de Dieu » (1 Co 4,2).
  • Dans l’adresse de la grande épître aux Romains, il écrit : « Paul, esclave de Christ Jésus, apôtre par appel, mis à part pour l’Évangile de Dieu … [Jésus Christ] par qui nous avons reçu grâce et mission d’apôtre pour amener à l’obéissance de la foi, en l’honneur de son nom toutes les nations » (Rm 1,1.5).
    St Paul - Icône

    St Paul – Icône

  • Dans l’épître aux Colossiens, de façon très universelle : « J’en suis devenu le serviteur (du Christ et de l’Église qui est son corps) en vertu de la charge que Dieu m’a confiée pour vous, celle d’annoncer pleinement la parole de Dieu, le mystère tenu caché depuis l’origine des siècles et des générations, mais qui maintenant a été manifesté à ses saints. » (Col 1,25-26)

Ces nombreuses expressions de la vocation de Paul montrent la richesse de l’œuvre de Dieu en lui, et l’étendue de la mission confiée. En voici la synthèse :

  • Esclave du Christ
  • Serviteur
  • Témoin
  • Héraut
  • Apôtre
  • Docteur
  • Envoyé vers les nations et tous les hommes
  • Lumière des nations
  • Salut jusqu’aux extrémités de la terre
  • Pleine annonce de la parole de Dieu et du mystère caché depuis les origines
  • Celui qui connaît le Christ
  • Instrument de Dieu
  • Collaborateur de Dieu
  • Auxiliaire du Christ

Le dernier titre de mission à mentionner se rattache au Serviteur souffrant. Dans les dernières lettres, Paul sait qu’il est sur la fin de son parcours terrestre. Il est frappant de voir que l’épître à Philémon commence de la même manière que la plupart des autres lettres, mais en remplaçant « apôtre » par « prisonnier », comme pour affirmer que la prison, et bientôt le sang versé, étaient les ultimes facettes de cette vocation hors du commun : « Paul, prisonnier de Christ Jésus, et Timothée, le frère, à Philémon… » (Phm 1) (à rapprocher par exemple de 1 Co, 2 Co, Col, 1 Tim, 2 Tim…)

Martyre de Saint Paul – Église St Paul à Lyon

Martyre de Saint Paul – Église St Paul à Lyon